Test de The Wreck réalisé le 9 mars 2023 sur PC à partir d’une version fournie par l’éditeur.
- Roman visuel
- Développé et édité par The Pixel Hunt
- PlayStation 4 | PlayStation 5 | Xbox One | Xbox Series X | Switch | PC – 14 mars 2023
- Sous-titré en français – PEGI 12
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Si The Wreck était un jeu comme les autres, on aurait pu introduire ce test avec un trait d’esprit. « Après un développement de six ans, le dernier jeu de The Pixel Hunt, le studio derrière Enterre-moi, mon amour, s’échoue finalement sur nos consoles et ordinateurs ». Mais The Wreck n’est ni un roman visuel ordinaire, ni le naufrage que prétend son titre. Derrière ce projet intimiste, modeste presque quand Coralie et Florent Maurin le dépeignent, se cache l’une des expériences narratives les plus ambitieuses jamais produites en France. Quelle claque…
Test de The Wreck
Dans The Wreck, le joueur incarne une scénariste « ratée » de trente-six ans. Dans l’impasse tant sur les plans personnel que professionnel, Junon reçoit un coup de fil des urgences. La vie de sa mère, victime d’un anévrisme cérébral, ne tient plus qu’à un fil. Elle apprend à cette occasion qu’elle est la personne de confiance qui doit décider de son sort. Faut-il tenter le tout pour le tout, au risque de vivre avec des séquelles pour le restant de ses jours ? Préférerait-elle qu’on la laisse partir en paix vers le repos éternel ? Junon doit trancher seule et la clé se trouve dans sa mémoire. Mais ressasser le passé fait émerger des souvenirs enfouis depuis longtemps… ceux-là même qui ont fait de sa vie un véritable naufrage.
Comment se manifeste l’exploration des souvenirs ?
Pour prendre cette décision lourde de conséquence, Junon discute avec la chirurgienne en charge tout d’abord, sa petite sœur ensuite, puis d’autres proches au fil du récit. Chaque échange dérape toutefois, ravivant le souvenir d’une accident de la route auquel la scénariste a survécu. On explore alors l’un des fragments de son passé surgissant inexplicablement. Ces phases d’exploration apparaissent comme des abcès qui, une fois crevés, aident Junon à changer de perspective. Et les discussions du présent peuvent reprendre leur cours plus sereinement. The Wreck ne trahit jamais ce schéma, mais il faut un peu de temps au joueur pour le comprendre. La narration paraît confuse lors des premières minutes, à l’image des sentiments sens dessus dessous de l’héroïne. Mais petit à petit, la structure se précise.
Quand elle explore un souvenir, Junon, dans le rôle de la narratrice, raconte un épisode dont elle se rappelle et qui défile en boucle dans sa tête. En suivant un traveling préconçu, le joueur peut accélérer ou revenir en arrière, à la recherche de mots-clés permettant de progresser dans le fil de ses pensées. Certains monologues sont avant tout symboliques, comme lorsqu’elle décrit le homard, qu’elle a étudié pour les besoins d’une publicité. D’autres sont plus précis, comme quand elle revient sur sa relation ambiguë avec Marie, sa mère. Il arrive parfois que l’on plonge à nouveau dans l’un de ces épisodes, avec un nouvel éclairage.
De retour dans le présent, le joueur peut choisir ses répliques, ouvrant des dialogues spécifiques. Quand Junon plonge dans ses pensées d’ailleurs, certains mots en rouge permettent d’approfondir une idée, pour réaliser quelques détours et déverrouiller d’autres choix. Mais en réalité, les réponses n’ont pas un impact si conséquent sur le déroulement de The Wreck. Le choix le plus important, celui qui définit la fin, intervient dans les derniers instants du jeu, après quatre heures environ. Au regard des éléments découverts au cours des souvenirs, ce qui était un dilemme peut se transformer en évidence.
À quel point le récit de The Wreck aspire-t-il le joueur ?
Les interactions sont donc finalement assez chiches. Et les joueurs peu habitués aux romans visuels relanceront peut-être le débat sur « l’absence de gameplay ». Peut-être, parce que ces questions passent vite au second plan tant l’écriture accapare l’attention. Sans s’en rendre compte, à cause d’indices distillés par-ci par-là, les questions s’accumulent et le mystère autour de l’accident s’épaissit. On s’en rend compte en explorant les souvenirs tant l’ambiance s’alourdit, de boucle en boucle, comme un étau qui se resserre autour du cœur. Le malaise devient palpable et les personnages révèlent de multiples facettes de leurs personnalités. Aucun n’est véritablement tout noir ou tout blanc. Pour ainsi dire, l’écriture de The Wreck est un triomphe absolu.
On connaissait les qualités de The Pixel Hunt avec Enterre-moi, mon amour mais on n’imaginait pas le studio capable d’atteindre un tel degré de finition dans le texte. On a le sentiment que les frère et sœur Maurin ont pesé le poids et le sens de chacun des milliers de mots. Mais au-delà de la structure, et plus que les personnages encore, le récit tout entier est une prouesse scénaristique. Rien n’est laissé au hasard et un deuxième run est également grisant quand on se rend compte de tous les indices qui parsèment le jeu. Certains événements sont suggérés à demi-mot ; on pense les comprendre mais on n’ose pas les imaginer. Jusqu’à ce qu’ils éclaboussent le joueur en pleine face.
Une révélation du milieu du récit donne d’ailleurs tout son sens au titre. N’intervient-elle pas trop tôt ? On le croyait. On craignait que l’histoire se dégonfle comme un soufflé au fromage qui retombe. Il n’en est rien. Avec un nouvel angle et d’autres surprises, pas toutes mauvaises d’ailleurs, le joueur est maintenu en haleine jusqu’aux crédits de fin. Le scénario paraît plausible au point de se poser la question : s’agit-il d’une œuvre autobiographique ? Pour exposer les drames qui entourent Junon avec une telle finesse et aborder les questions du deuil si justement, il faut une empathie suprême. Pour tout dire, on l’avait déjà décelée à l’occasion du périple de Nour.
La mise en scène permet-elle à l’écriture de briller ?
Cependant, ce roman visuel n’aurait pas eu le même impact sans le travail de mise en scène quasi-maniaque qui l’accompagne et sa bande-son à couper le souffle. En faisant le choix d’animations ultra-saccadés au cours des dialogues, ou de « figurines » immobiles pendant les souvenirs, on a le sentiment que Junon est restée figée dans le passé. Mais la dramaturgie fait des merveilles grâces à des plans et des jeux de silence extrêmement lourds de sens. On pense particulièrement à la scène vertigineuse où Junon fume seule sur son balcon qui s’avère être une véritable claque.
On doit aussi saluer l’ancrage de The Wreck dans la réalité. Son univers n’a pas de valeur universelle et prend place en France, comme le suggère le slogan du sweat-shirt de Junon. D’ailleurs, quoiqu’en anglais, les doublages ont été réalisés par des artistes francophones et permettent de mieux se projeter dans la diégèse. Les voix de Junon et d’Alex transmettent un tel panel d’émotions que l’on reste suspendu au moindre de leurs dialogues. L’héroïne est tellement enjouée quand elle s’exprime que les sanglots dans sa voix brisent le cœur en mille morceaux.
À vrai dire, la mise en scène mériterait un ouvrage d’analyse à part entière. Est-elle le fruit d’un travail acharné ou du talent pur de ses créateurs ? Il faut sans doute des deux pour produire une telle alchimie. Chaque souvenir devient un déchirement et, de mémoire de joueur ayant terminé plus de huit-cent jeux tout de même au cours de sa carrière, l’auteur de ce texte n’a jamais autant pleuré devant un jeu vidéo. L’identification à Junon est telle que l’on partage tous les drames qui l’entourent.
Attention, néanmoins. The Wreck ne produit pas un gros chagrin comme lors d’une fin poignante. Il provoque de multiples poussées de larmes qui, crescendo, se répandent de plus en plus abondamment. Voilà pourquoi The Pixel Hunt met en garde en préambule. En traitant du deuil, des relations toxiques, de la maladie ou du suicide, son chef-d’œuvre peut profondément bouleverser. Pour notre part, on a séquencé nos parties pour reprendre notre respiration entre deux scènes. Mais au terme de l’aventure, il ne restait qu’un sentiment de légèreté permettant de définitivement tourner la page.
Notre avis | 9
The Wreck n’est pas le « visual novel 3D avec des thèmes matures et des visuels plutôt sympas » que décrit The Pixel Hunt en toute modestie. Il s’agit d’une œuvre capable de remuer les sentiments les plus profondément enfouis, grâce à l’extrême puissance de son récit et au caractère tatillon de sa mise en scène. Les mécaniques de gameplay ou l’aspect technique encore deviennent des discussions d’une futilité sans pareille dès lors que l’on pénètre pleinement, vers la moitié du jeu, dans l’immense lessiveuse qu’est The Wreck. Après un premier run, l’impression d’être purgé de toutes ses douleurs est toutefois exaltante.
En fin de compte, The Wreck est capable de définir un genre tout entier. Dans le cas du roman visuel, la scène internationale se cherche encore, imitant trop souvent les classiques japonais, tant dans la forme que dans le fond. Mais The Pixel Hunt réalise ses jeux en faisant fi de bientôt trente ans de codes pour s’imposer comme un exemple de ce qu’est le roman visuel « international ». La scène francophone évolue à son rythme, avec des titres tels qu’Enterre moi, mon amour ou Suhoshin plus récemment. Quant à The Wreck, il n’a rien du naufrage annoncé dans son titre. Il devient à notre sens et d’emblée le symbole de ce que le roman visuel français peut produire de mieux.
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